Evguéni Vodolazkine : «D’une révolution, il ne reste qu’un trou béant »

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L’incarnation de l’utopie est une des choses les plus terrifiantes qui soient, est persuadé Evguéni Vodolazkine, écrivain russe contemporain, auteur de plusieurs romans historiques, dont le premier, Les Quatre vies d’Arséni, est traduit en français. Dans un entretien au Courrier de Russie, il explique comment la révolution de 1917 a réveillé chez les Russes leurs pulsions les plus basses et mené le pays droit vers la grande terreur stalinienne.

Le Courrier de Russie : Que pensez-vous des événements de l’année 1917 ?

Evguéni Vodolazkine : Je préfère parler de coup d’État que de révolution, parce que c’est ce dont il s’agit quand un groupe arrive au pouvoir de façon illégale. Ce qu’on a l’habitude d’appeler révolution était une rébellion classique, à laquelle, au départ, on n’a pas accordé de réelle importance.

J’ai lu les mémoires des témoins de l’insurrection du 25 octobre 1917 : c’était une soirée comme une autre, les gens revenaient du théâtre, il tombait une pluie mêlée de neige… Même Maïakovski, le poète de la révolution, a décrit les événements de façon assez terre à terre. Il dit : « Les autos et les trams couraient de la même façon, déjà sous le socialisme. » Pourtant, malgré son apparence de quotidien, cet événement a en réalité déterminé le destin du monde entier, ça a été le début de la grande bataille pour l’utopie, et l’incarnation de l’utopie est une des choses les plus effrayantes qui soient. Alors que pour Marx, le communisme était un jeu de l’esprit, en Russie, on l’a pris au sérieux, on a armé la Tour de Babel – et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle n’ait pas tenu longtemps, à l’échelle de l’Histoire, et se soit effondrée. La grande utopie de la révolution en Russie a échoué.

LCDR : De quel côté vous seriez-vous retrouvé, si vous aviez vécu en 1917 ?

E.V. : Si j’avais eu à l’époque 20 ans, j’aurais certainement rejoint l’Armée des volontaires. J’ai pour modèle la vie de mon arrière-grand-père, Mikhaïl Vodolazkine, qui, en 1917, vivait à Saint-Pétersbourg et dirigeait un gymnasium. Son métier était absolument paisible, et mon ancêtre vivait plutôt bien, il louait tout un étage sur l’avenue Troïtsky. Mais quand la famille impériale a été exécutée, il a rejoint l’armée blanche et y a combattu jusqu’à la débâcle de celle-ci, puis il a fui à Kiev. Il n’est pas parti à l’étranger, mais ne pouvait pas revenir à Pétersbourg – ici, tout le monde savait de quel côté il s’était battu. En Ukraine, mon arrière-grand-père a trouvé un poste d’enseignant dans le secondaire. Parfois même, il donnait des conférences dans les écoles en sa qualité de vétéran de la guerre civile. Il oubliait simplement de préciser dans quel camp.

Il a vécu une longue vie, et a même eu le temps de quitter mon arrière-grand-mère et de fonder une nouvelle famille – voilà ce que les cataclysmes historiques font des paisibles enseignants.

LCDR : Et si vous aviez eu 40 ans à l’époque ?

E.V. : Alors, je ne me serais pas engagé comme volontaire, cela m’aurait semblé vain. La jeunesse éprouve de façon très aigüe le sentiment de la justice à rétablir – mais en réalité, ce n’est pas nécessaire. Ce qu’il faut, c’est faire en sorte qu’il y ait le moins possible de mal et de morts. Et le fait de rétablir la justice conduit souvent à de grandes tragédies. Dans mon roman Aviateur, je parle justement de cela : la bonté doit être placée au-dessus de la justice. Tu peux tuer ton ennemi, mais tu rends sa famille malheureuse – qu’y a–t-il de bon dans une telle justice ?

LCDR : Comment la relation des Russes à la révolution de 1917 a-t-elle changé en un siècle, selon vous ?

E.V. : Il est clair, aujourd’hui, qu’il s’agit de la plus grande tragédie de l’histoire russe. Il y a cent ans, personne ne le comprenait. Il y avait une idée futuriste du monde nouveau – et l’utopie a toujours besoin de créations futuristes, on dit aux gens que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Et de fait, tout le monde sacrifie aisément le présent mais aussi le passé : on décrète que le passé est mauvais, il ne reste que l’avenir – mais l’avenir est une fiction, il n’existe pas et ne peut pas devenir aussi différent que nous le souhaiterions.

Lors d’une révolution, tout le monde croit que l’explosion sera précisément orientée, qu’elle ne détruira que le mauvais et que le bon restera. Mais en réalité, tout est détruit, le mauvais et le bon, et il ne reste qu’un trou béant. En 1917, les gens croyaient qu’il suffirait de renverser l’ordre établi pour que tous les problèmes soient résolus. Pour cette raison, ils ont été nombreux à rejoindre la bande bolchevik. Ils sont montés dans un train qui leur semblait aller dans la bonne direction mais qui roulait tout droit, en réalité, vers l’année 1937. Et ils ne pouvaient pas le faire changer de direction, pas plus qu’ils n’avaient le droit de sauter en marche. Et la terreur a eu lieu, qui a anéanti les meilleures forces de la nation.

LCDR : Les jeunes gens qui ont manifesté cette année à l’appel de l’opposition proclamaient des idées comparables, sur la nécessité de renverser le pouvoir, de faire une nouvelle révolution…

Е.V.: On m’interroge régulièrement sur ces événements, en les présentant de façon très attendrie, sur le thème : l’espoir d’un changement est apparu en Russie. Mais je me garderais bien de cet enthousiasme. Je lis actuellement les mémoires des grandes figures de la révolution de 1968, en Europe de l’Ouest : eh bien, ces gens sont incapables de formuler ce pour quoi ils se sont battus, c’est le processus qui leur importait, et non le résultat. C’était pour eux une sorte de happening, une possibilité de lâcher l’énergie qu’ils avaient en trop. Et je ne peux pas avoir pour cela de la compréhension. Je rejette profondément l’idée selon laquelle on peut jeter des gens sans expérience de vie et à l’intellect pas encore véritablement développé dans l’âtre de la révolution, les utiliser comme de la chair à canon.

Pour les jeunes, toute idéologie est secondaire ; ce qui prime, pour eux, c’est l’adrénaline et le désir de se réaliser. J’ai moi-même, en 1991, été sur les barricades ici, à Saint-Pétersbourg, pour défendre – du moins le pensais-je à l’époque – le système démocratique qui arrivait en Russie.

EVGUÉNI VODOLAZKINE

LCDR : Parlez-nous de cette expérience…

E.V.: J’avais 27 ans à l’époque, je vivais en banlieue et, le soir, je prenais le taxi pour aller sur les barricades – le chauffeur ne me prenait même pas d’argent. Avec des milliers d’autres, je prenais très au sérieux la menace de ces tanks qui risquaient de marcher sur la ville. Et j’allais avec eux faire le piquet sur la place devant la cathédrale Saint-Isaac, où se trouvait le parlement municipal. J’étais très inquiet.

Mais en réalité, je l’ai compris par la suite, nos barricades ne servaient à rien, elles n’auraient empêché les tanks d’avancer. Fort heureusement, les tanks ne sont pas venus à Saint-Pétersbourg, et il n’y a pas eu de victimes. On a appris plus tard que ce sont les militaires eux-mêmes qui les avaient sabotés.

Quand on a annoncé que les tanks ne viendraient plus, je suis rentré chez moi à pied. Sur le chemin, place Znamenskaïa, qui s’appelle aujourd’hui place de la Révolte (Vosstania ploschad), j’ai demandé à un major de police : « Et quoi, vous allez tirer sur les gens ? », et il m’a répondu « Nous allons nous efforcer de ne pas faire de victimes. » C’était extrêmement émouvant.

Beaucoup plus tard, j’ai compris que le sort de la Russie, à l’époque, s’était décidé à mille lieues de là. Nos barricades étaient une volute charmante sur une construction autrement complexe, dans laquelle se mêlaient énormément de choses : les relations entre l’ancienne et la nouvelle élite, les enchères hypothécaires, la redistribution de la propriété, l’état d’esprit du peuple en général… Mais à l’époque, tout cela me semblait pressant et essentiel, et surtout – c’était beau, de se tenir sur les barricades. Ça avait son charme, et on n’avait pas l’impression que ça pouvait mal finir. Je n’ai eu cette impression qu’après, en voyant arriver sur la place des dizaines de fourgons des premiers secours. Ils se sont alignés et des médecins en sont sortis – et alors, j’ai compris que derrière toute l’esthétique et le caractère cinématographique de ces événements se tenaient la douleur et la mort.

Aujourd’hui, j’en souris – aujourd’hui, je n’irais pour rien au monde sur des barricades, et pas parce que j’ai peur, je ressens beaucoup moins de peur aujourd’hui que dans ma jeunesse. Je n’irais pas parce que j’estime que tout cela n’a pas de sens. La seule chose que l’être humain puisse faire, en toute intelligence, est de s’occuper de son perfectionnement moral, de travailler à devenir meilleur. C’est le seul processus qui lui soit accessible, qui corresponde à sa dimension. Toutes les tentatives de corriger l’humanité dans son ensemble n’ont conduit qu’à des tragédies.

LCDR : Dans quelle mesure les Pétersbourgeois d’aujourd’hui se sentent-ils impliqués dans les événements révolutionnaires d’hier ?

E.V. : La question de l’appartenance à telle ou telle force historique est toujours actuelle. Quiconque s’interroge aujourd’hui sur sa place dans la société et l’Histoire se pose nécessairement la question de savoir s’il appartient aux partisans ou aux adversaires d’Octobre 1917. Malheureusement, certains y répondent en choisissant de poursuivre la révolution, ce qui, à mon sens, est une erreur radicale.

Peu de gens comprennent aujourd’hui combien la révolution est une chose atroce : la révolution, c’est le sang, la douleur, la violence et la faim. Elle réveille ce qu’il y a de pire dans l’âme humaine, ce qui, dans des circonstances normales, se terre dans un sombre sous-sol. Mais quand l’État s’écroule, tout cela ressort. Il ne faut pas invoquer ces démons. Car il est aussi facile de les invoquer que difficile de les chasser.

Ceux qui arborent un ruban rouge le 7 novembre laissent entendre qu’ils sont les continuateurs de la cause de Lénine et de Staline. Même en sachant tout ce qu’a fait Staline, ils continuent de brandir ses portraits et de le qualifier de génie, ce qui signifie que le passé n’a pas de réelle influence sur eux, qu’il ne forme pas leur expérience, et c’est très triste. Bien sûr, ces gens en appellent moins au Staline historique, réel, qu’à sa figure mythique, celle capable de remettre de l’ordre. Mais l’ordre exige des efforts intérieurs, et non extérieurs.

Les véritables réalisations naissent de la voie de l’évolution tranquille, celle que nous suivons aujourd’hui et de laquelle nous ne devons pas nous écarter. Je parle comme un homme se trouvant hors de la politique. Je ne suis membre d’aucun parti. La destinée de la Russie est d’accroître tranquillement, sans révolution, ses forces économiques et culturelles – et alors, tout ira bien. La Russie ne supportera pas une nouvelle révolution, elle s’effondrera tout simplement.

Evguéni Vodolazkine vous fait découvrir son quartier à Saint-Pétersbourg :

Propos recueillis par Rusina Shikhatova «Le Courrier de Russie«

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